Comme dans l’inscription précédente, le style de cette épitaphe traduit une réelle recherche poétique qui ne s’inscrit toutefois pas dans un cadre métrique ou rythmique et pourrait être liée à l’usage de formules préétablies, les propositions s’enchaînant les unes aux autres parfois sans beaucoup de logique. L’auteur a joué sur des oppositions ou des balancements (tellus suscipit terra / cosma retditur umo) voire sur des rimes internes (migravit a seculo / vivit in Christo) et des décalques de formules connues (qui tollit crimina cosmi) mais sans respecter un système poétique contraignant. En ce qui concerne l’orthographe, on remarque l’absence du H[5], assez fréquente au haut Moyen Âge et sans conséquence majeure. D’autres traits trahissent en revanche une mutation phonétique importante, en particulier en ce qui concerne l’usage du T, tantôt abusif[6], tantôt utilisé à la place du D[7]. Il est possible que le premier I de Ermeniardi (l. 5) ait remplacé un G.
Cette inscription apparaît originale à plusieurs points de vue ; elle n’est toutefois pas isolée dans la production régionale. À Melle même, l'épitaphe d'Ermembertus découverte en même temps semble dériver d'un modèle commun, utilisant à quelques détails près le même texte[8]. La formule qui suit la date du décès trouve un parallèle dans une autre inscription melloise, celle de Godemerus[9], exprimée à la première personne du singulier : migravi a seculo, dormivi in Christo, en respectant une isosyllabie absente dans le texte d’Ermeniardus. Enfin, la formule qui tollit crimina cosmi devait figurer dans une inscription découverte à Saint-Maixent (79) et conservée au Musée Sainte-Croix de Poitiers, celle d’Akhardis qui, bien que mutilée, porte encore …]tollit crim[…, suffisamment rare pour assurer d’une telle restitution. Le début du texte s’inspire de textes bibliques insistant sur le corps formé de terre ou de poussière et appelé à y retourner[10]. Le terme de cosma est ici tout à fait original et évoque indéniablement une racine grecque, même si l’on devrait avoir cosmos. En outre, on attendrait à sa place un mot désignant le corps, soit, en grec, soma[11]. Aurait-on ici la preuve d’un philhéllénisme mal maîtrisé ? La suite du texte est nettement inspirée des textes liturgiques. Le tu pius qui redemisti, malgré son déséquilibre syntaxique dû à l’absence de complément d’objet direct, rappelle certaines prières[12] tout comme l’usage de baratrum qui, emprunté à la poésie classique, se retrouve dans une hymne pascale sous une forme qui rappelle l’épitaphe d’Ermeniardus : Consurgit Christus tumulo, Victor redit de barathro[13]. La phrase suivante calque la formule liturgique de l’Agnus Dei (elle-même inspirée de Jn 1, 29) en remplaçant peccata mundi par crimina cosmi. Le sens est le même mais la forme parfaitement inconnue par ailleurs. Il ne s’agit apparemment ni d’une traduction biblique parallèle[14], ni d’une tradition liturgique indépendante. Aurait-on là, de nouveau, le signe d’une recherche de savante originalité liée à la langue grecque ? Les formules qui suivent et qui évoquent tour à tour le lieu d’inhumation, le nom du défunt, la date de son décès, son départ de ce siècle vers le Christ et la demande de prière sont plus courants et s’insèrent parfaitement dans les pratiques carolingiennes régionales.
Le personnage nommé dans l’inscription, Ermeniardus, est malheureusement inconnu de la documentation régionale conservée. Si plusieurs femmes nommées Ermengardis sont mentionnées au Xe siècle dans le cartulaire de l’abbaye toute proche de Saint-Maixent[15], y compris dans un bail à complant pour des vignes situées près de Saint-Pierre de Melle[16] (église où fut découverte l’épitaphe), il n’est pas forcément nécessaire de féminiser le nom du défunt comme l’ont fait nos prédécesseurs, convaincus sans doute que deux épitaphes similaires trouvées côte à côte ne pouvaient être que celles de deux époux (en l’occurrence Ermenbert et Ermengarde). Cette hypothèse doit être abandonnée, démentie par la découverte, sur le même site, de deux autres inscriptions originales mais semblables l’une à l’autre et qui concernent deux prêtres (Dalcisius et Ain…)[17]. En outre, le nom d’Ermengardus, quoique rare, est attesté trois fois dans le répertoire de Marie-Thérère Morlet[18], dont, en 948/55 dans le cartulaire de Brioude[19].
On ne sait rien de ce personnage enterré près de Saint-Pierre de Melle. On sait seulement que son entourage possédait une certaine culture littéraire, acquise dans une école monastique ou épiscopale mais dont les prétentions littéraires s’écartaient des cadres poétiques traditionnels et/ou officiels. Cette épitaphe ne porte malheureusement pas de date et son originalité à la fois graphique et textuelle ne permet pas de la rapprocher avec certitude d’une inscription mieux datée. La recherche graphique qui tend à privilégier les lettres carrées peut se placer soit au VIIIe, soit au Xe siècle. Pour la fin du VIIIe siècle, on peut citer les inscriptions angevines d’Erdramnus et d’Autbertus ainsi que celle, poitevine, de Mumlenau[20]. Pour le Xe siècle, l’inscription de Salomon à Poitiers[21] reste la référence la plus sûre, même si sa mise en page soignée, avec un vers dans chaque ligne et des retraits systématiques pour les pentamètres de chaque distique est loin de celle de l’inscription melloise. Ni les unes, ni les autres n’utilisent toutefois de lettres onciales, ni de M aux jambages écartés, lettre bien particulière qu’on retrouve seulement dans l’inscription dite d’Ursinus, découverte à Ligugé et aujourd’hui datée de la fin du VIIIe siècle[22]. En définitive, si, pour l’épitaphe d’Ermeniardus, le Xe siècle proposé par le CIFM peut convenir, on ne peut donc exclure ni une datation à la fin du VIIIe siècle, époque d’une grande créativité calligraphique, à laquelle on pourrait attribuer les Q en losanges et le M tout à fait particulier du amen final, ni une datation au IXe siècle, auquel on pourrait attribuer les caractéristiques linguistiques.